Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

mathieu bock-côté - Page 6

  • «L'année 2016 a commencé à Cologne et s'est terminée à Istanbul»...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par Mathieu Bock-Côté au Figaro Vox et consacré à dresser un bilan de l'année 2016. Québécois, de tendance conservatrice, l'auteur est sociologue et chroniqueur à Radio-Canada et vient de publier en France Le multiculturalisme comme religion politique aux éditions du Cerf.

    Bock-Côté.jpg

     

    Mathieu Bock-Côté : «L'année 2016 a commencé à Cologne et s'est terminée à Istanbul»

    FIGAROVOX. - Quels évènements vous ont marqué en 2016? Que retenez-vous sur le plan politique?

    Mathieu BOCK-COTE. - Le Brexit et l'élection de Donald Trump, sans aucun doute. Les deux événements ont bouleversé les élites médiatiques et politiques, qui cherchent encore à comprendre ce qui s'est passé. C'est qu'ils étaient intraduisibles dans la logique du progressisme, sauf à les présenter comme une forme de «retour en arrière», ce qui justifie les mises en garde contre la tentation réactionnaire. La tâche d'en finir avec le vieux monde ne serait jamais vraiment terminée et il faudrait être vigilant contre ses héritiers décomplexés. Au secours, la nation est de retour!

    Par ailleurs, le Brexit comme la victoire de Trump ont été de formidables révélateurs du préjugé antidémocratique d'une certaine gauche, qui ne se gênent plus pour remettre en question ouvertement le suffrage universel. Parce qu'il ne votait pas comme on lui demandait de voter, on s'est demandé si on devait le consulter sur les grandes décisions de notre temps. Il était fascinant d'écouter les commentateurs décrire le peuple comme une collection de bouseux en haillons, incapables de comprendre quoi que ce soit aux enjeux du monde, commandée par des passions grossières et minables et excitée par des démagogues cyniques et pervers. Salauds de pauvres! La formule semblait au bord des lèvres de bien des analystes dégoûtés et fiers d'afficher leur dédain pour les gens de peu. Faudrait-il établir des permis de voter, pour que le résultat des élections ne soit plus troublé par le colère du commun des mortels?

    Permettez-moi d'approfondir un peu cette idée: on avait demandé au peuple son avis parce qu'on était persuadé qu'il s'exprimerait dans le sens souhaité par les élites européistes. Une fois qu'il a mal voté, on s'est questionné ouvertement sur la valeur du suffrage universel. On en a profité aussi encore une fois pour faire le procès du référendum, qu'on accable de tous les maux et de tous les travers. Le peuple prend en main l'avenir du pays? Gardez-nous d'une telle horreur! D'ailleurs, certains vont au bout de leur raisonnement: le peuple, selon eux, est une fiction homogénéisante à démystifier. Il n'existe pas. Il n'a même jamais existé. Je note toutefois l'incroyable résistance d'une bonne part des élites britanniques au Brexit, qui se demande de toutes les manières possibles comment renverser ou neutraliser l'expression de la souveraineté populaire.

    À la liste des grands événements politiques de 2016, on me permettra d'ajouter la multiplication et la banalisation des attentats islamistes - on pourrait parler aussi plus largement de l'agression contre la civilisation européenne. L'année 2016 a commencé à Cologne et s'est terminée à Istanbul. Les agressions sexuelles massives de Cologne nous ont rappelé qu'il existe une telle chose qu'un choc des cultures et l'asservissement des femmes représente une forme archaïque de prise de possession d'un territoire par une bande qui se sent animée par un esprit conquérant. Il y a eu autour de ces agressions un effrayant déni: on a tout fait pour en nier la signification politique. Certaines féministes, souvent occupées à traquer l'intention la plus malveillante qui soit dans un compliment masculin un peu insistant ou maladroit, ont décidé de détourner le regard. De peur de stigmatiser les réfugiés ou les musulmans, elles ont fait semblant de ne rien voir. Elles se sont déshonorées.

    Mais je le disais, les attentats se sont multipliés et banalisés cette année. Nice, Bruxelles, Saint-Étienne-du-Rouvray, Orlando, Berlin. Chaque fois, c'est un carnage, mais c'est un carnage auquel nous nous habituons. Qu'est-ce qu'un mois sans attentat? Une anomalie. Au fond d'eux-mêmes, bien des Occidentaux ont accepté la normalité des attentats les plus sordides. Nous avons intériorisé la présence dans nos vies de la violence islamiste, même si nous ne savons toujours pas quelles conséquences en tirer. Nous ne savons pas non plus ce que voudrait dire gagner cette guerre contre l'islam radical. Alors nous la menons dans la confusion: on parle avec raison d'une nouvelle époque, mais les repères nous manquent pour nous y orienter. Cela prend du temps, prendre pied dans un nouveau monde.

    Et sur le plan intellectuel et culturel?

    Un événement intellectuel, me demandez-vous? Je vous parlerais alors franchement, et avec admiration, du renouveau conservateur de la pensée politique française. Je suis impressionné par la qualité des ouvrages qui d'une manière ou d'une autre, la construisent, la déploient ou la rendent possible: ils ne se réclament pas tous de la même vision des choses mais ils témoignent pour la plupart d'une commune sensibilité par rapport à l'époque. Et ces ouvrages viennent à la fois d'intellectuels bien installés dans la vie publique et de nouvelles figures qui impressionnent par leur vigueur et leur intelligence. J'en nomme quelques-uns, tous parus en 2016: Un quinquennat pour rien, d'Éric Zemmour, L'âme française, de Denis Tillinac, La cause du peuple, de Patrick Buisson, Les cloches sonneront-elles encore demain?, de Philippe de Villiers, Écrits historiques de combat, de Jean Sévillia, Malaise dans la démocratie, de Jean-Pierre Le Goff, La haine du monde, de Chantal Delsol, Le retour du peuple, de Vincent Coussedière, La compagnie des ombres, de Michel de Jaeghere, Chrétien et moderne, de Philippe d'Iribarne, Vous avez dit conservateur, de Laetitia Strauch-Bonart, Éloge de la pensée de droite, de Marc Crapez, La guerre à droite aura bien lieu, de Guillaume Bernard, Bienvenue dans le pire des mondes, de Natacha Polony et du Comité Orwell, Adieu mademoiselle, d'Eugénie Bastié, sans oublier votre excellent ouvrage Les nouveaux enfants du siècle, cher Alexandre Devecchio! Et j'attends avec impatience le livre à venir de Guillaume Perrault sur le conservatisme français! Il ne s'agit pas de mettre tous ces ouvrages dans le même sac, loin de là, mais chacun à sa manière décrypte l'idéologie dominante et contribue à la réhabilitation d'une anthropologie de la finitude et d'une philosophie politique plus classique. J'étudie depuis plusieurs année le conservatisme dans ses différents visages en Occident, et ce renouveau conservateur français me semble d'une formidable fécondité philosophique. J'aurai l'occasion d'y revenir plus tôt que tard.

    Le Brexit puis l'élection de Donald Trump marquent-ils un changement d'ère politique? Est-ce le grand retour des nations que vous appelez de vos vœux? Peut-on parler de «moment souverainiste»?

    Oui et non. Manifestement, il y a une brèche dans le système idéologique dominant. Quel intellectuel sérieux écrirait encore aujourd'hui un éloge de la mondialisation heureuse? Les révoltes dans la mondialisation se multiplient. Rares sont ceux qui s'enthousiasment pour le grand fantasme de l'interchangeabilité des peuples. Les nations ne se laissent pas déconstruire facilement: elles sont ancrées dans l'histoire, elles traduisent aussi culturellement et politiquement certains invariants anthropologiques, comme le désir d'appartenance.

    L'homme a besoin de racines et de frontières, non pas pour s'enfermer dans un bocal, mais pour avoir un ancrage dans le monde. Dans Hérétiques, Chesterton a une très belle formule: «le véritable Ulysse ne désire pas du tout errer, il désire regagner sa demeure». Sauf pour quelques individus avec une vocation bien singulière, le nomadisme n'est pas la vocation naturelle de l'homme, qui souhaite surtout être bien chez lui et maître chez lui. Retour des nations? Mais ont-elles déjà vraiment disparues? De la philosophie politique dominante, certainement qui ne parvient plus à les apercevoir - on pourrait dire la même chose des sciences sociales. Mais dans la réalité, elles résistaient de bien des manières à leur dissolution. On ne peut pas toujours écraser le réel: il finit par resurgir. Certains besoins humains fondamentaux doivent être investis dans la cité. On pense les arracher du cœur de l'homme, ils repoussent, car il existe une telle chose qu'une nature humaine, appelée à s'accomplir au moins partiellement dans une cité à laquelle on se sent appartenir. Toutefois, il semble que cette résistance soit passée de la jacquerie à la contre-offensive. S'il y a un moment souverainiste, il est là: on ne parvient pas à s'arracher aux nations sans les voir resurgir. On ajoutera que le retour de la nation, c'est le retour d'un principe de légitimité disqualifié par les élites mondialisées des années 1990, et dont on redécouvre aujourd'hui le caractère indispensable à la vie démocratique. Comment peut-il y avoir une délibération sur le bien commun s'il n'y a pas de monde commun? Et un monde commun, c'est une histoire partagée et une culture qui s'inscrit dans la continuité historique.

    Les nations ont une trajectoire propre, elles ne se laissent pas réduire au rôle que le système de la mondialisation leur avait réservé: le cas de la Russie est ici fascinant. Ce n'est pas faire preuve de poutinolâtrie que de constater qu'elle n'avait pas vocation à devenir la province la plus orientale de l'empire occidental et qu'elle serait de nouveau un jour tentée par une politique de puissance. Il y a dans le monde une diversité profonde des civilisations, des religions, des peuples et des nations et on ne parviendra pas à l'abolir dans le fantasme d'une communauté politique mondialisée. Il y aura conséquemment une diversité de régimes et chaque peuple est appelé à se développer en accord avec ce qu'on pourrait appeler son caractère profond. La souveraineté, pour un peuple, est une exigence vitale, et il ne saurait s'en déposséder volontairement sans se condamner à l'insignifiance historique et à l'inexistence politique.

    Avec le Brexit, les Britanniques ont cherché à restaurer leur souveraineté nationale. Il faut dire que les Britanniques entretiennent depuis toujours un rapport particulier avec l'Europe: ils en sont sans en être. Ils y sont liés tout en se projetant surtout dans le monde atlantique ou plus largement, dans la civilisation anglo-saxonne. Une chose est certaine: ils ont voulu restaurer leur souveraineté nationale, reprendre en main leurs destinées. Maintenant, les autres nations d'Europe se demandent aussi comment restaurer leur souveraineté sans jeter tout simplement aux poubelles un cadre politique commun à la civilisation européenne. Reste à voir qui pourra porter cela politiquement. Cela ne va pas de soi, et les candidats ne sont pas si nombreux.

    Dans le cas de Trump, nous avons surtout assisté à un grand référendum antisystème. Le désespoir de grandes catégories de l'électorat depuis un bon moment aliénées de la vie politique s'est converti en une colère féroce. Trump était grossier, malappris, violent, brutal. Il l'est encore. Il représentait, en quelque sorte, une caricature de l'anti-politiquement correct. Ce n'était pas seulement un candidat transgressif, mais un candidat balourd. Mais paradoxalement, cela a servi Trump: le discrédit à l'endroit des élites est tel aux États-Unis que plus on rejetait Trump, plus il canalisait vers lui la sympathie de ceux qui se sentent méprisés par le système et que Clinton, dans un mélange de candeur et de mesquinerie, a surnommé «les déplorables».

    Mais le vote pour Trump était aussi un vote politique: sa candidature se serait épuisée si elle n'avait aucune dimension programmatique. Même s'il ne l'a pas dit ainsi, il s'est emparé de grands pans du vieux programme paléoconservateur de Pat Buchanan. Il tenait en deux points: nationalisme culturel et nationalisme économique. Autrement dit, critique de l'immigration et protectionnisme économique. L'enjeu de l'immigration qui lui a permis de décoller dans les sondages. Le protectionnisme économique lui a permis de mobiliser un vote ouvrier et populaire que l'on considérait généralement acquis aux démocrates. Sur le fond des choses, l'Amérique est un empire qui doute et qui se redécouvre sous les traits d'une nation historique. Avec Trump, l'Amérique renonce pour un temps au messianisme démocratique. Elle veut moins s'étendre que se défendre. Du moins, c'est la vieille Amérique qui est traversée par de telles angoisses.

    Selon l'époque dans laquelle on vit, le politique change de vocation. Marguerite Yourcenar, dans les Mémoires d'Hadrien, fait dire à l'empereur: «Et je remerciais les dieux, puisqu'ils m'avaient accordé de vivre à une époque où la tâche qui m'était échue consistait à réorganiser prudemment un monde, et non à extraire du chaos une matière encore informe, ou à se coucher sur un cadavre pour essayer de le ressusciter». Convenons que nos dirigeants n'ont pas la chance d'Hadrien. Il faut aujourd'hui revitaliser la souveraineté et redonner du pouvoir au pouvoir, qui s'est laissé depuis trop longtemps corseter par les juges, l'administration, les conventions internationales et le politiquement correct. Il faut redonner de la substance à la nation, à la communauté politique. Il s'agit aussi de restaurer les cadres politiques et anthropologiques permettant aux mœurs de reprendre leurs droits, à la culture nationale de redevenir la norme assimilatrice qu'elle doit être, au patrimoine de civilisation qui est le nôtre d'être transmis.

    On devine qu'on n'y parviendra pas avec des hommes politiques ordinaires, se construisant un programme en multipliant les sondages et les conseils de communicants. On comprend dès lors le succès de ceux qui, devant le sentiment d'impuissance générale, parviennent à incarner le volontarisme, la détermination ou la résolution. L'histoire ne s'écrit pas avec en arrière-fond une musique d'ascenseur et avec des hommes au caractère tiède. Il fallait probablement un caractère aussi ubuesque et démesuré que Trump pour être capable de faire face à l'agressivité extrême dont peut faire preuve le système lorsqu'il se sent menacé. Il fallait un homme aussi fantasque que Nigel Farage pour porter pendant des années, sous les moqueries générales, le projet d'un référendum britannique sur l'Europe. Un homme qui désire demeurer respectable auprès de ceux qu'il conteste est condamné à ne plus les contester ou à se contenter d'une contestation de façade. Il participera à la comédie des faux-débats qu'on nous présente souvent comme l'expression sophistiquée de la démocratie.

    La question de l'immigration a été centrale dans le débat autour du Brexit. Aux Etats-Unis, la défaite d'Hillary Clinton sonne comme celle de l'échec de la politique des minorités. Est-ce également la fin du «multiculturalisme comme religion politique»?

    Non. Le multiculturalisme, quoi qu'on en pense, demeure une philosophie politique à la fois dominante dans les médias, dans l'université dans l'école et dans plusieurs institutions publiques déterminantes: autrement dit, le multiculturalisme contrôle encore le récit public, même si sa puissance d'intimidation auprès du commun des mortels est bien moins grande qu'il y a vingt ans. J'ajoute que les multiculturalistes, devant la contestation de leur modèle de société, ont tendance, comme on dit, à se «radicaliser». Ils diabolisent comme jamais leurs adversaires. Il faut s'y faire: je ne sais pas si le multiculturalisme est en train de tomber, mais je sais qu'à peu près aucun régime ne tombe en se laissant faire et sans se défendre.

    Cela dit, ce n'est pas la fin de la politique des minorités, tout simplement parce que la mutation démographique des sociétés occidentales est déjà tellement avancée qu'elle ne saurait rester sans conséquences politiques. L'immigration massives des dernières décennies transformera et transforme déjà en profondeur nos sociétés, et il faut une bonne part de naïveté ou d'aveuglement idéologique pour croire que c'est pour le mieux. Les métropoles, dans certains cas, se désaffilient mentalement de la nation. On assiste aussi à la multiplication des communautarismes qui justifient leurs revendications au nom des droits de l'homme. L'assimilationnisme, ou si on préfère, une intégration substantielle à la nation demeure nécessaire: cela exigera toutefois une forme de déprise du multiculturalisme car en ce moment, au nom d'une conception dénaturée de la «lutte contre les discriminations», on brise les mécanismes qui permettaient traditionnellement d'intégrer à la nation.

    Par ailleurs, la conjugaison des revendications minoritaires dans une perspective de déconstruction des nations occidentales demeure le cœur du programme idéologique de la gauche multiculturaliste, et on l'imagine mal en changer. Il faut défendre les droits de toutes les minorités, quelles qu'elles soient, contre le règne fantasmé du mâle blanc hétérosexuel. Dans les années à venir, la gauche diversitaire continuera à déconstruire les normes historiques et anthropologiques qu'on croyait constitutives de notre civilisation. Et contrairement à ce que croient d'étranges optimistes, qui s'imaginent que nous avons touché le fond, il reste encore beaucoup à déconstruire. Elle est engagée dans une logique d'éradication: le vieux monde doit mourir pour que le monde rêvé naisse. Sa guerre contre les «phobies», qui mélange fanatisme et nihilisme, envoie un signal clair: ce que nous pourrions vouloir conserver du «monde d'hier» est empoisonné par la haine, les stéréotypes et les préjugés. Il faut donc repartir à zéro. Le progressisme demeure accroché au fantasme de la table rase.

    J'ajoute que le multiculturalisme demeure l'idéologie officielle de la droite financière comme de la gauche mondaine. Cette dernière est fragilisée: elle dispose encore, et pour longtemps, d'une vraie capacité d'intimidation idéologique. Quiconque doit passer devant le tribunal médiatique de temps à autre sait quel genre de questions on lui posera: le discours médiatique dominant, qui délimite plus souvent qu'autrement les contours du possible et du pensable, demeure formaté par le politiquement correct. Nous ne sommes pas à la veille de voir des journalistes et des présentateurs «ordinaires» poser des questions implicitement conservatrices masquées derrière le souci de l'objectivité critique. Le traitement systématique de la question des migrants à travers le prise humanitariste nous permet de comprendre à quel point nous sommes loin, quoi qu'on en dise, d'un renversement d'hégémonie idéologico-médiatique.

    La France a été une nouvelle fois endeuillée par des attentats des terroristes. Que cela vous inspire-t-il? L'amoureux de la France que vous êtes, continue-t-il de voir notre pays comme un modèle?

    Une première chose doit être dite: devant l'agression islamiste, ils sont nombreux à refuser de nommer les choses telles qu'elles sont. Le système médiatique déréalise les attentats, il les vide souvent de leur signification politique: à chaque fois ou presque, il cherche à imposer la thématique du loup solitaire, de l'assassin déréglé, ou maintenant, de camion fou. Certains médias envisagent même ouvertement de ne plus donner le nom des terroristes, ou de ne plus dévoiler leur origine, de peur d'encourager les amalgames et la stigmatisation. On parle de radicalisation sans viser l'islamisme en particulier. À ce que j'en sais, au moment de commettre un attentat, les terroristes disent bien Allahu Akbar et non pas «Sainte-Marie, mère de Dieu, priez pour nous, pauvres pécheurs»! On dénonce toutes les religions comme si elles se confondaient dans une même pathologie globale. Le discours médiatique déforme le réel et nous empêche de le penser. On classe parmi les faits divers des agressions qui, si elles étaient correctement interprétées, donneraient un portrait autrement plus cruel de l'insécurité qui frappe les sociétés européennes. Le commun des mortels ne croit plus les médias.

    C'est un fait, la France est aujourd'hui le champ de bataille principale de la conquête de l'Europe par l'islamisme et il semble bien qu'elle le demeurera. Vue la multiplication des Molenbeek dans le pays, vu la multiplication des territoires perdus de la nation, vue l'agressivité de l'islam radical qui cherche partout à se rendre visible et à définir à ses propres conditions son inscription dans la cité, on peut croire que la France demeurera au cœur de la grande bataille de notre temps. Il faut dire qu'avec l'Amérique, c'est la nation occidentale qui a par excellence une vocation universaliste. On cherche à la culpabiliser en expliquant la chose par son passé colonial. Toujours, le monde occidental doit être coupable, même du mal qu'on lui fait. Et pourtant, le commun des mortels, dans nos pays, ressent, je crois, une solidarité intime avec la France. Tous prennent personnellement les agressions qu'elle subit.

    Vous me demandez si la France demeure un modèle. Tout dépend de ce qu'on appelle modèle: je ne prétends pas que la France soit la réponse à chacun de nos problèmes, évidemment! Mais la France est une nation qui a le sens du politique et qui n'accepte manifestement pas de se laisser dissoudre dans la logique du multiculturalisme. Dans le monde occidental, elle incarne une force de résistance. La querelle du burkini, qu'on a vite oubliée, n'avait rien d'anecdotique, et en quelque sorte, elle ne pouvait avoir lieu qu'en France … et au Québec! Il s'agissait de critiquer l'empiètement de l'islam dans l'espace public, à travers une stratégie de visibilité maximale que j'assimile quant à moi à de l'exhibitionnisme identitaire. Mais pour mener cette critique, il ne faut pas se contenter d'une vision procédurale et juridique du monde commun. Il faut habiter le monde comme un peuple et réclamer son droit à la continuité historique, pour reprendre la formule de Bérénice Levet. La question du burkini a aussi permis de poser la question de la part des mœurs dans l'identité d'une nation, qui ne saurait se définir exclusivement dans les paramètres juridiques du contractualisme. La France n'oppose pas seulement des grands principes à l'islamisme ou au postmodernisme le plus agressif: elle oppose une civilisation, un art de vivre, une manière d'habiter le monde. C'est ce qui fait sa grandeur, et elle nous donne ici un bel exemple. Ce ne sont pas seulement des principes abstraits qu'on oppose au totalitarisme, mais une patrie, une civilisation, un pays.

    Le renoncement de François Hollande marque-t-il un changement d'époque en France également?

    En fait, celui qui est un peu devenu président par accident a mis fin de lui-même à ce quinquennat un peu médiocre. Comme s'il comprenait, au dernier moment, que la mauvaise farce avait assez duré. François Hollande, l'homme des petites combines politiciennes, n'était pas taillé pour les institutions de la cinquième république, et encore moins pour des temps tragiques. Personnellement, je n'ai pas vu une grande noblesse dans son discours de départ: il faisait un peu pitié, en vérité. L'homme avait une conception gestionnaire du pouvoir: il ne semblait tout simplement pas prendre les cultures au sérieux. Pourquoi voulait-il devenir président? On ne l'a jamais su ni compris exactement. Paradoxalement, François Hollande avait des yeux pour voir, et il voyait, comme on l'a constaté avec les entretiens rapportés par Davet et Lhomme, la France se fractionner, se briser, se partitionner, se décomposer. Mais il n'en tirait aucune conséquence politique, comme s'il s'agissait d'une fatalité sur laquelle le pouvoir n'avait aucune emprise. «Je suis président donc je ne peux pas»: c'est avec cette triste formule que je résumerais une présidence en décalage complet avec les exigences de notre temps.

    Comme analysez-vous le déroulement et le résultat de la primaire à droite? La victoire de François Fillon traduit-elle une percée conservatrice ou un grand soir libéral?

    Dans le texte qu'il consacre à la mort de Caton dans Le treizième César, Montherlant écrit une phrase terrible: «Il regarde à droite, il regarde à gauche, il regarde en haut, il regarde en bas, et il ne trouve que l'horrible. C'est quelquefois la tragédie d'un peuple, à un moment donné: il n'y a personne». J'ai l'impression que le peuple de droite a d'abord abordé ainsi la primaire et cela à un moment où il espérait secrètement l'homme providentiel! Juppé et Sarkozy représentaient les deux visages d'une classe politique déconsidérée. D'un côté, avec Alain Juppé, on avait la «droite de gauche», toujours occupée à donner des gages au progressisme médiatique et mondain. Alain Juppé n'était pas un homme sans valeur, il avait une rigueur intellectuelle admirable, mais ce n'était manifestement pas le candidat d'un peuple de droite décomplexé et résolu à affirmer ses valeurs politiques - d'un peuple de droite qui ne tolère plus que ses leaders aient honte de lui, en quelque sorte. Nicolas Sarkozy, quant à lui, était un homme absolument énergique, mais il n'était tout simplement plus cru. C'était, vous me pardonnerez la formule, la figure par excellence de la politique histrionique. Il aura trop déçu pour incarner une véritable espérance. Certains se diront probablement, avec un grand regret en pensant à ce qu'il aurait pu être: quel gaspillage!

    François Fillon s'est alors imposé comme le candidat d'une droite décomplexée mais tranquille. C'était l'antipopuliste, si on veut, même si la gauche a hystérisé le débat en le talibanisant. Si son programme libéral n'a pas été désavoué, ce n'est pas lui qui l'a propulsé au premier rang: on peut voir dans son élection une révolte de la décence commune. L'homme de droite ordinaire en avait assez de voir la fonction présidentielle complètement désacralisée. La France demeure quand même à sa manière un vieux pays monarchique! On a parlé d'un vote catholique. La formule me semble exagérée: il ne s'agit pas d'un vote confessionnel, mais plutôt, d'un vote culturellement conservateur. C'est aussi un vote pour une certaine permanence française, pour un pays qui habite son histoire et qui veut aussi la poursuivre et persévérer dans son être historique.

    Reste à voir quelles espérances sont investies en Fillon. Pour certains, la déliquescence de la présidence depuis 2007 est telle qu'un peu de décence suffira pour donner l'impression de la grandeur et de la noblesse retrouvée de la fonction. On se doute bien que Fillon ne se lancera pas dans de nouvelles innovations sociétales à la Taubira, mais suffit-il de ralentir la catastrophe ou de prendre une pause dans la marche vers le paradis postmoderne pour devenir le héraut des conservateurs? Une bonne partie de la droite a finalement des espérances assez limitées: elle veut accueillir les innovations sociétales à son rythme, sans qu'on la brusque, mais ne s'imagine pas renverser le sens de l'histoire. Est-ce qu'il y a chez François Fillon quelque chose comme un programme de reconquête culturelle? Dans quelle mesure croit-il pouvoir regagner du terrain sur la gauche, sur les grandes questions sociétales ou identitaires? Quel avenir pour la droite conservatrice avec Fillon? Sera-t-il celui qui traduira politiquement ses idées ou sera-t-il plutôt celui qui emploiera la rhétorique conservatrice sans jamais aller au-delà des mots?

    Que vous inspire le «phénomène» Macron. Est-ce le Trudeau français?

    Macron est le candidat des élites mondialisées qui se sont affranchies du vieux monde et n'ont même pas l'idée d'entretenir une certaine tendresse pour son souvenir: il croit, ou du moins, il veut croire à la mondialisation heureuse. C'est le contraire de la France périphérique, ce qui ne veut pas dire qu'il n'a pas le souci des déclassés et des désœuvrés, mais pour l'essentiel, il porte un diagnostic libéral et libertaire: la France serait bloquée parce qu'elle serait crispée. C'est en la délivrant d'une culture pensée à la manière d'une entrave historique qu'elle pourra de nouveau donner sa chance à des millions de Français. Il lui manque toutefois une chose: l'homme a beau être cultivé, et faire ce qu'il faut pour entretenir cette image, il semble plutôt imperméable à ce qu'on pourrait appeler la part existentielle du politique. Les enjeux identitaires le laissent plutôt froid: du moins, ils ne semblent pas éveiller ses passions. Est-ce tenable à notre époque?

    Mais on évitera les comparaisons trop faciles avec le golden boy de la politique mondialisée qu'est Justin Trudeau. Ce dernier, d'abord et avant tout, disposait d'un privilège dynastique. Sans son nom de famille, jamais il ne serait devenu premier ministre du Canada: il n'avait ni la compétence, ni le bagage pour briguer une aussi haute fonction. Trudeau était aussi à la tête du Parti libéral du Canada, qui est, comme on dit chez nous, le parti naturel de gouvernement à Ottawa. Enfin, au Canada, le multiculturalisme est une doctrine d'État, inscrite dans la constitution, et qui est défendue dans sa forme la plus extrême par les élites politiques et médiatiques.

    Cela dit, il se peut, et c'est même probable, que les deux hommes soient d'une même famille de pensée, d'une même famille d'esprit: ce sont des modernes fiers de l'être, heureux de l'être.

    L'année 2017 sera une année d'élection présidentielle en France. Quels en seront les enjeux?

    La question identitaire sera présente, on n'y échappera pas, car c'est à travers elle que l'époque pose celle des nations. Elle se décline autour de nombreux thèmes: immigration, frontières, Europe, laïcité, place de l'islam, assimilation. Comment y échapper? On s'entête, dans certains milieux qui semblent incapables de sortir d'un matérialisme à courte vue, à ne pas prendre au sérieux la question identitaire, qui serait secondaire par rapport aux enjeux économiques. Pourtant, à travers elle, l'individu redevient un animal politique. Il ne s'agit plus, aujourd'hui, de gérer raisonnablement une société qui ne va pas trop mal, mais de défendre l'existence même de la nation française et de la civilisation française. Par temps calmes, la politique gère des intérêts potentiellement réconciliables et consensuels: dans les temps tragiques, elle canalise aussi les passions et des visions du monde.

    La question de la réforme libérale du modèle social français se posera aussi, quoi qu'on en pense. Car François Fillon a beau ne pas avoir été élu à cause de son programme libéral, il ne l'a pas empêché de gagner la primaire non plus. Peut-être est-ce qu'une partie de la France croit aux vertus d'une thérapie de choc libérale? Chose certaine, ce morceau de programme pourrait contribuer à reconstituer, au moins partiellement, le temps de l'élection, le clivage gauche-droite dans sa forme la plus classique: la gauche présentera Fillon comme le candidat de l'argent et des privilégiés, et se présentera comme la seule capable de défendre les droits sociaux. Ce sera du théâtre, mais rien ne dit que cette pièce ne s'imposera pas aux Français. Mais la gauche est tellement éclatée qu'on ne sait trop qui, finalement, parviendra à porter ce programme. À l'heure où on se parle, on ne sait pas trop qui portera on étendard, au-delà de la seule question des primaires de la gauche.

    Cela nous conduit à la question du FN, qui voudrait bien occuper le créneau du national-républicanisme, contre le libéral-conservatisme présumé de Fillon. En gros, le FN aimerait représenter la gauche national-chevènementiste contre la droite balladurienne. Le programme du FN mariniste ressemble de temps en temps à celui du défunt CERES auquel on ajouterait la lutte contre l'immigration. Le FN fait un souhait: que l'avenir de la gauche nationale soit la droite populiste. On verra d'ici quelques mois si ce pari était tenable. On sait qu'il n'est pas sans créer des tensions dans ses rangs.

    Après le Brexit et l'élection de Donald Trump, la France doit-elle s'attendre à un séisme politique comparable?

    Il faut marquer une différence profonde entre la présidentielle américaine et la présidentielle française: Trump, un candidat antisystème, s'est emparé d'un des deux grands partis du système. C'est un peu comme si Marine Le Pen devenait la candidate des Républicains. Ce qui n'est pas exactement le cas, vous en conviendrez. La configuration politique n'est donc pas la même. La révolte populiste ne s'est pas emparée d'un des deux pôles de la vie politique française: elle demeure la figure exclue contre laquelle se constituent les courants politiques qui se reconnaissent mutuellement légitimes dans la conquête du pouvoir.

    Fillon, quant à lui, n'incarne pas une candidature antisystème. Il n'en a ni le style, ni le tempérament, ni le programme. Il ne joue pas le rôle non plus de la droite domestiquée. Depuis des années, on entendait les meilleurs analystes se désoler du fait que la droite en acceptant la tutelle idéologique du progressisme, ouvrait un boulevard au Front national. Est-ce qu'une droite décomplexée, délivrée des mythes culpabilisants qui la poussaient finalement à toujours quêter un certificat de respectabilité chez le camp d'avance, pourra répondre en profondeur aux angoisses à l'origine du développement du populisme en France et ailleurs?

    Les conservateurs français, comme ceux de partout en Occident, devront accepter une réalité pénible: la reconstruction du monde ne prendra pas qu'un mandat présidentiel, ni deux, ni même trois. C'est une tâche qui dépasse l'horizon politique à court et moyen terme. Ce qui ne nous dispense pas d'y œuvrer. Chaque génération doit savoir qu'elle n'est qu'un maillon dans la longue histoire d'un peuple, même si elle doit jouer chaque fois son rôle comme si l'avenir du pays dépendait d'elle. Car les conservateurs travaillent, pour emprunter les mots du poète québécois Pierre Perrault, pour la suite du monde.

    Mathieu Bock-Côté, propos recueillis par Alexandre Devecchio (Figaro Vox, 2 janvier 2017)

    Lien permanent Catégories : Entretiens 0 commentaire Pin it!
  • De Nice à Berlin, scènes du terrorisme ordinaire...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Mathieu Bock-Côté, cueilli sur Figaro Vox dans lequel il dénonce l'irénisme multiculturel de nos sociétés qui les empêche de répondre efficacement à la menace du terrorisme islamique. Québécois, l'auteur est sociologue et chroniqueur à Radio-Canada et vient de publier en France Le multiculturalisme comme religion politique aux éditions du Cerf.

    Berlin_attentat_Noël.jpg

    Mathieu Bock-Côté : de Nice à Berlin, scènes du terrorisme ordinaire

    La scène avait quelque chose d'atroce et, en même temps, de terriblement banale. À quelques jours du 25 décembre, un camion se lance sur un marché de Noël de Berlin, tue une douzaine de personnes et en blesse une cinquantaine. On croit revivre les événements de Nice quand Mohamed Lahouaiej Bouhlel avait frappé le soir du 14 juillet. Là aussi, il s'agissait de semer la terreur dans un moment de réjouissance et de traumatiser la population. On peut imaginer la suite médiatique: certains diront que l'événement demeure un incident isolé. On chantera en chœur «pas d'amalgame». D'autres se demanderont encore une fois si l'Occident ne l'a pas cherché, bien qu'on se demandera de quelle manière l'Allemagne a bien pu se rendre coupable d'une forme plus ou moins intransigeante de laïcité néocoloniale, pour emprunter le jargon à la mode. Le système médiatique, devant l'islamisme, cultive l'art du déni. Il déréalise les événements, les égrène en mille faits divers et empêche de nommer la guerre faite à l'Occident.

    Il faudra quand même réinscrire l'événement dans la séquence terroriste associée aux événements du Bataclan. Le terrorisme islamiste veut montrer qu'il peut frapper partout. Il ne vise plus seulement des «institutions», comme c'était le cas avec Charlie Hebdo, mais entend imposer sa loi n'importe où, en transformant un simple camion en bélier . N'importe qui peut être ciblé dans ces frappes aveugles. Dans la guerre totale menée contre la civilisation occidentale, il suffit d'appartenir à cette dernière pour être jugé coupable et condamné à mort. À Berlin, nous venons en fait d'assister à une scène de terrorisme ordinaire. Encore une fois, l'État islamique a revendiqué l'attentat. Qu'il ait été programmé de loin ou qu'il soit le fruit d'une initiative plus ou moins spontanée, on peut être certain d'une chose: la propagande islamiste hante la civilisation européenne et est capable d'exciter les passions mortifères des uns et des autres.

    Et pourtant, cette attaque n'est pas absolument aveugle. La frappe d'un marché de Noël ramène l'Europe à une part d'elle-même dont elle ne sait que faire: sa part chrétienne. C'est dans son identité la plus intime qu'on veut la frapper, ce sont ses racines les plus profondes qu'on veut toucher. Les symboles chrétiens sont de plus en plus souvent visés. On se rappellera que le communiqué de l'État islamique qui avait suivi les attentats du 13 novembre mentionnait que les Français étaient visés en tant que «croisés». De même, l'assassinat rituel du père Hamel, en juillet 2016, ne laissait pas d'ambiguïté sur sa signification. Pour reprendre une formule convenue, c'est moins pour ce qu'ils font que ce qu'ils sont que les Européens sont mitraillés, égorgés ou écrasés. Sauf qu'ils ne sont plus trop conscients de cette part d'eux-mêmes. Ou du moins, lorsqu'ils en sont conscients, on le leur reproche et on les accuse de s'enfermer dans une identité étriquée, inadaptée à la diversité. Nos élites médiatiques ne tolèrent le procès de l'islamisme qu'à condition de le mener en parallèle avec celui de l'islamophobie.

    Car le monde occidental veut croire qu'on l'attaque parce qu'il est démocratique, moderne et libéral. Il s'empêche de comprendre ainsi qu'il existe une telle chose qu'une tension entre les cultures, entre les civilisations et même entre les religions: elles ne sont pas toutes faites pour cohabiter dans une même communauté politique. Le rôle du politique, dans ce monde, n'est pas de verser dans un irénisme multiculturel où tous devraient se réconcilier sous le signe d'une diversité heureuse mais bien de bâtir, de conserver et de protéger les frontières protectrices permettant aux peuples de persévérer dans leur être historique sans pour autant s'empêcher de multiplier les interactions fécondes entre eux. Avec raison, on refusera de réduire les affrontements du monde actuel à un choc de civilisation. À tort, on refusera de voir qu'ils relèvent au moins partiellement de cette logique. Ceux qui cherchent à penser à nouveaux frais la pertinence des frontières ne sont pas des vautours ou des démagogues instrumentalisant le malheur des peuples pour les replier sur eux-mêmes.

    L'Allemagne voit se retourner contre elle-même les conséquences prévisibles d'un humanitarisme débridé. On s'est moqué, au moment de la crise des réfugiés, de ceux qui redoutaient que parmi les convois de malheureux, ne se glissent des djihadistes attendant ensuite le bon moment pour frapper. Ce moment est peut-être arrivé. Mais les dérives de la politique des portes ouvertes ne sauraient se laisser définir uniquement par le terrorisme islamiste. Il suffit de garder en mémoire les événements de Cologne, en début d'année, pour qu'on comprenne les nombreuses dimensions d'une crise qui n'est pas à la veille de se résorber. L'époque des grandes invasions militaires a beau être terminée, il n'en demeure pas moins que les islamistes sont habités par un sentiment de conquête et croient pouvoir miser sur l'immigration massive pour s'imposer en Europe. Comment la civilisation européenne peut-elle réagir à cette mutation imposée si elle en relativise la portée?

    Il ne sert à rien d'imaginer en un paragraphe ce que pourrait être une riposte à ce terrorisme ordinaire appelé à durer. Mais le monde occidental aurait tort de croire qu'il saura résister à sa dissolution culturelle ou politique en se contentant de répéter de manière rituelle ses prières pour chanter la gloire de la diversité. Manifestement, elle n'est pas qu'une richesse. Toutes les différences ne sont pas également appréciables. En fait, c'est peut-être en assumant ce qu'on pourrait appeler leur identité de civilisation que les nations européennes seront à même de trouver la force de mener cette guerre pendant les longues années qu'elle durera. Il n'est pas insensé de penser que c'est en se tournant justement vers la part d'elle-même qui est attaquée que la civilisation européenne trouvera peut-être la force de mener la bataille.

    Mathieu Bock-Côté (Figaro Vox, 21 décembre 2016)

    Lien permanent Catégories : Points de vue 0 commentaire Pin it!
  • “Radicalisation”: la guerre des mots...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Mathieu Bock-Côté, cueilli sur Causeur et consacré à la "radicalisation", terme dont l'utilisation par le système politico-médiatique est loin d'être innocente... Québécois, l'auteur est sociologue et chroniqueur à Radio-Canada et vient de publier en France Le multiculturalisme comme religion politique aux éditions du Cerf.

    lutte-contre-la-radicalisation.jpg

    “Radicalisation”: la guerre des mots

    Ce qu’occulte ce terme pudique

    La question de la radicalisation est à l’ordre du jour. On en parle beaucoup et on en parlera encore longtemps. Et on peut être à peu près certain qu’on en parlera assez mal. Parce que cette question est très mal posée. D’abord parce que le thème de la radicalisation lui-même est piégé: il est là pour détourner notre attention et masquer la question spécifique de l’islam radical, qu’on veut occulter, parce qu’on craint qu’elle ne contribue à la stigmatisation des musulmans. Ensuite, parce que lorsqu’on abordera néanmoins la question de l’islam radical, on risque d’assister à la victimisation de ceux qui s’y engagent. C’est la discrimination dont ils seraient victimes qui pousserait les jeunes musulmans vers l’islamisme, à la manière d’un réflexe de défense malheureux mais inévitable. En gros, on nous dira que l’islam radical n’est pas vraiment un problème, et lorsqu’il devient un problème, c’est à cause de nous. Lorsque l’islam radical frappe, nous en sommes d’une certaine manière coupable.

    Tous radicalisés ?

    Reprenons ces deux questions distinctement. Le phénomène de la radicalisation ne veut à peu près rien dire en soi. Comme j’aime le dire, quand un péquiste [NDLR : membre du Parti québécois, favorable à l'indépendance de la Belle province.] se radicalise, il veut tenir un référendum coûte que coûte dans un premier mandat, lorsqu’un conservateur fédéral se radicalise, il veut privatiser Radio-Canada, quand un social-démocrate se radicalise, il rêve d’une augmentation généralisée des impôts, quand un catholique se radicalise, il rêve de lois morales plus coercitives, mais quand un islamiste se radicalise, il peut verser dans le terrorisme et le djihadisme. En d’autres mots, c’est l’islam radical qui pose un problème de sécurité majeur aujourd’hui. Il ne représente pas une variante parmi d’autres du problème du radicalisme : il représente un problème à part entière, qu’on ne peut sérieusement dissoudre dans un problème plus vaste.

    Mais on ne veut pas l’avouer. Alors on jette un voile sur le phénomène et on parle de radicalisme en général. On dira s’inquiéter de tous les radicalismes, histoire de diluer la responsabilité de l’islamisme dans un phénomène plus global de radicalisation. Au nom de la lutte contre l’islamophobie, on pratique le déni de réalité et on va même jusqu’à dire que toutes les religions et les doctrines menacent également, par la tentation radicale qui leur serait consubstantielle, la paix civile et la sécurité dans nos pays. Un exemple parmi d’autres : après l’attentat d’Orlando, par Omar Mateen, n’a-t-on pas assisté au procès des grandes religions monothéistes, comme si le christianisme et le judaïsme étaient coupables par association des crimes commis au nom de l’islam radical?

    Balayer le réel sous le tapis

    Mais il arrive qu’on doive quand même poser la question de l’islamisme. On a beau balayer le réel sous le tapis, il en reste toujours des traces. Que faire d’elles? En général, on victimisera ceux qui sont tentés par l’islamisme. C’est la société d’accueil qui, en les rejetant, les pousserait vers l’islam radical. En un mot, l’islamophobie serait à l’origine de l’islamisme. C’est très fort. En gros, le monde occidental serait coupable du fait qu’on le rejette et qu’on veuille entrer en guerre avec lui. L’Occident serait structuré autour d’un système discriminatoire poussant à la persécution des minoritaires, et plus particulièrement, des musulmans, et parmi ces derniers, certains trouveraient refuge dans une idéologie radicale qui répondrait aussi au besoin d’absolu des plus jeunes.

    On ne luttera convenablement contre la tentation islamiste qu’en luttant contre ces discriminations supposées et en se convertissant plus ou moins officiellement au multiculturalisme, une doctrine favorisant l’ouverture à l’autre et le respect des différences. C’est en déconstruisant la nation qu’on pourrait créer une société véritablement inclusive qui ne pousserait plus les jeunes désemparés dans les bras des islamistes. Dans cette perspective, on condamnera toutes les politiques visant à restaurer une culture de convergence et c’est ainsi qu’on fera le procès notamment de ceux qui souhaitent mettre de l’avant une vraie laïcité nationale. On relativise au même moment l’influence du discours islamiste et la haine de l’Occident qu’il propage dans nos pays en cherchant à instrumentaliser les contradictions qui traversent nos sociétés pour imposer sa loi ou verser dans la violence meurtrière. Nous peinons à comprendre que le monde occidental trouve dans l’islamisme un ennemi qui veut sa perte.

    En d’autres termes, nous sommes en ce moment devant une offense rhétorique et sémantique pour imposer un vocabulaire culpabilisateur. Devant les discours et les études qui prétendent nous éclairer sur ce phénomène, il n’est pas interdit de faire preuve de scepticisme. Dans les circonstances, c’est l’autre nom de la vigilance démocratique.

    Lien permanent Catégories : Points de vue 0 commentaire Pin it!
  • Après la polémique...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Mathieu Bock-Côté, cueilli sur Figaro Vox et consacré au livre de Patrick buisson, La cause du peuple (Perrin, 2016). Québécois, l'auteur est sociologue et chroniqueur à Radio-Canada et est déjà l'auteur de plusieurs essais. Il vient de publier en France Le multiculturalisme comme religion politique aux éditions du Cerf.

     

    Buisson_Cause du peuple.jpg

    Après la polémique, ce qui restera du livre de Patrick Buisson

    «Un brulot». Un «livre à charge». Un «règlement de comptes», ajoutèrent certains. C'est ainsi qu'on a accueilli La cause du peuple (Perrin, 2016), le dernier livre de Patrick Buisson, en prenant bien la peine de rappeler, comme à l'habitude, tout son parcours idéologique, comme s'il fallait mettre en garde le commun des lecteurs contre lui. Ces mises en garde faites, on a tout fait pour réduire cet ouvrage à une compilation de confidences et d'indiscrétions, comme s'il se livrait à la manière d'un petit tas de secret sur la Sarkozie. En gros, ce serait un livre de ragots. Comment ne pas voir là une autre preuve que la plupart du temps, les journalistes ne lisent pas vraiment les livres dont ils parlent? Ou s'ils les ont lu, qu'ils se fichent bien de l'essentiel. Ou alors, peut-être ont-ils décidé d'enterrer celui qu'on veut à tout prix faire passer pour un mauvais génie? Chose certaine, ils ne se sont pas intéressés à l'analyse de notre situation historique que Buisson a pris la peine d'élaborer sur plus de 400 pages, avec un bonheur d'écriture indéniable: on se contentera d'y coller une sale petite étiquette radioactive pour en faire un infréquentable personnage. Le vrai pouvoir de la gauche médiatique, c'est de décerner des certificats de respectabilité auxquels on prête encore de la valeur.

    Et c'est dommage. Très dommage. Car La cause du peuple est probablement un des livres les plus importants paru ces dernières années - j'ajouterais, un des plus passionnants. Si Buisson joue à sa manière le rôle du chroniqueur des années Sarkozy, qu'il a accompagné de 2005 à 2012 en voulant en faire le héraut de la France telle qu'il se l'imagine, il nous propose surtout, dans cet ouvrage, une puissante analyse de notre temps. Il croise la psychologie politique, la philosophie politique et l'anthropologie politique et son regard va très en profondeur. Il s'agit de faire un portrait de l'époque à travers la présidence d'un homme qu'il aurait souhaité frappé par la «grâce d'État» mais qui n'est jamais vraiment parvenu à faire quelque chose de son incroyable énergie, comme s'il était paralysé par son désir de reconnaissance par les branchés et les élégants, représentés à ses côtés par son épouse. Sarkozy, pour Buisson, est d'abord l'histoire d'un talent gâché, d'une immense déception. C'est l'histoire d'un homme qui aurait préféré l'agitation à l'action, en confondant l'hyperactivité médiatique et le travail de fond. Il n'aura pas su saisir la part sacrée du politique, la symbolique sacrificielle du pouvoir. Le pouvoir devait le conduire dans la jet-set mondiale où il jouirait, enfin riche, de son ascension sociale parfaitement réussie.

    On le sait, Patrick Buisson a été grand stratège du sarkozysme électoral en 2007, c'est-à-dire d'une campagne misant sur la transgression du politiquement correct en mettant de l'avant la notion d'identité nationale, longtemps concédée par la droite «républicaine» à la droite populiste. Buisson en était convaincu: il fallait mener la guerre culturelle à une gauche depuis trop longtemps hégémonique dans le monde des idées. Mais cette notion n'avait rien d'un hochet rhétorique chez lui. Au contraire, à travers elle, il était possible de renouer avec la part conservatrice de la droite et plus fondamentalement, de sortir d'une vision strictement économique de l'homme, qui passe souvent pour la seule rationnelle, surtout à droite, où on croit répondre aux besoins de l'âme humaine avec une approche strictement comptable. L'identité nationale ouvrait, pour Buisson, sur la part symbolique et anthropologique de la communauté politique: cette part, qui se dérobe à l'artificialisme sociologique, est probablement la plus importante. L'identité nationale permettait de faire une brèche dans une mythologie progressiste glosant sans cesse sur les valeurs républicaines pour mieux occulter l'identité historique de la France.

    C'est cette part que Buisson cherchera à mettre de l'avant pendant cinq ans, en invitant Nicolas Sarkozy à se l'approprier. Qu'il s'agisse de la question de l'autorité de l'État, de l'immigration ou des questions sociétales, Buisson revient toujours à la charge en rappelant une chose fondamentale: le peuple français fait une expérience pénible de sa désagrégation: ce constat est vrai pour l'ensemble des peuples occidentaux. Il voit ses symboles s'égrener, ses repères se brouiller, son identité s'émietter. Il se sent de plus en plus devenir étranger chez lui. Ses aspirations profondes sont étouffées, et mêmes déniées. On les présente comme autant d'archaïsmes ou de phobies alors qu'il s'agit d'invariants anthropologiques que la civilisation avait traditionnellement prise en charge et mise en forme. La vocation du politique, nous dit Buisson, est d'abord conservatrice: il s'agit de préserver une communauté humaine, qui est une œuvre historique vivante, et non pas toujours de la réformer pour l'adapter à la mode du jour. Il y a dans le cœur humain un désir de permanence qu'on doit respecter. Lorsqu'on le nie, on pousse l'homme à la solitude extrême, puis à la détresse.

    Buisson souhaite reconstituer le peuple français, et pour cela, il croit nécessaire de renouer politiquement avec lui. Alors que les élites ne savent plus défendre une souveraineté de plus en plus vidée de sa substance, il faut aller directement au peuple pour reconstituer une véritable puissance publique. C'est en puisant directement dans la légitimité populaire que Buisson entend régénérer le pouvoir, le déprendre des nombreuses gangues qui l'enserrent comme le droit européen ou international ou encore, les nombreux corporatismes qui entravent la poursuite de l'intérêt général. Mais, ajoute-t-il, la gauche ne pense pas trop de bien de ce retour au peuple, puisque depuis très longtemps, elle se méfie des préjugés du peuple, qui se montre toujours trop attaché à ses coutumes: elle rêve d'une démocratie sans le peuple pour la souiller de ses mœurs. C'est l'histoire du rapport entre le progressisme et le peuple dans la modernité. Dans le cadre de la campagne de 2012, Buisson cherchera quand même à convaincre Nicolas Sarkozy de miser sur une politique référendaire qui pourrait faire éclater le dispositif annihilant la souveraineté. Il n'y parviendra pas vraiment, même s'il poussera le président-candidat à renouer avec une posture transgressive.

    Mais un peuple n'est pas, quoi qu'en pensent les théoriciens des sciences sociales, une construction artificielle qu'on peut créer et décréer par décret. Et c'est en puisant dans son histoire qu'il peut renaître, en retrouvant ses racines les plus profondes. L'histoire est chose complexe: les formes qu'elle a engendrées peuvent se métamorphoser, renaître, et c'est dans cette optique que Buisson revient sur la question des racines chrétiennes de la France. Formée dans la matrice du christianisme, la France s'est couverte au fil de l'histoire d'églises, avant de les déserter assez brutalement au vingtième siècle - il faut dire qu'on a aussi cherché violemment à lui arracher ses racines chrétiennes avant cela. Dans un monde marqué par l'esprit de conquête d'un certain islam, par une immigration massive et par une déliaison sociale de plus en plus brutale, la France est prête à se réapproprier son héritage chrétien à la manière d'une «ressource politique immédiatement disponible» (p.322). Le catholicisme s'offre non plus nécessairement comme une foi mais comme une culture ayant permis aux Français d'accéder à la transcendance et vers laquelle ils peuvent se retourner à la manière d'une identité civilisationnelle.

    On me pardonnera de le redire, mais on aurait tort de voir dans cet ouvrage essentiel une bête charge contre un homme désaimé. En fait, quiconque recense La cause du peuple est condamné à ne rendre que partiellement compte de l'exceptionnelle réflexion qui s'y trouve. Buisson, en fait, fait le portrait de la misère d'une époque qui a le culot de se croire presque irréprochable alors qu'elle pousse les hommes à la misère affective et spirituelle et finalement, à une solitude si violente qu'elle représente peut-être la pire misère qui soit. En creux, il formule un programme de redressement qui est moins fait de mesures ciblées que d'un appel à renouer avec une idée de l'homme autrement plus riche que celle qui domine en modernité avancée: il n'y aura pas de réforme politique sans réforme intellectuelle et morale, dirait-on. L'homme politique ne doit plus voir devant lui une société flottant dans un éternel présent où se meuvent des individus bardés de droits mais un peuple historiquement constitué. Et il doit moins se présenter comme un habile gestionnaire du présent que comme un homme incarnant le passé, le présent et l'avenir d'une civilisation.

    Si Nicolas Sarkozy savait parler et faire de bons discours, il ne savait finalement pas incarner sa fonction et encore moins son pays. À lire Patrick Buisson, c'était un comédien de talent qui n'avait pas de vocation sacrificielle. Buisson a échoué a en faire le grand homme qu'il aurait peut-être pu être. Pouvait-il en être autrement? On comprend pourquoi la figure du général de Gaulle hante les pages de La cause du peuple. Mais il ajoute: «de n'avoir pas réussi la mission que je m'étais donnée ne prouve rien. D'autres, je le sais, viendront après moi pour dire et redire que ne font qu'un la cause du peuple et l'amour de la France» (p.442). Un pays dure tant que dure dans le cœur des hommes le désir qu'il persévère dans son être: la flamme de la résistance doit toujours être portée pour un jour le faire renaître mais il arrive qu'ils soient bien peu nombreux à la maintenir. Ce qui habite Patrick Buisson, manifestement, c'est l'espérance d'une renaissance française.

    La cité a quelque chose de sacré: à travers elle, l'homme fait l'expérience d'une part essentielle de lui-même, qui le transcende, qui le grandit, qui l'anoblit. «Aimer la France, dit-il, ce n'est pas aimer une forme morte, mais ce que cette forme recèle et manifeste d'impérissable». Et Buisson ajoute: «Ce n'est pas ce qui mourra ou ce qui est déjà mort qu'il nous faut aimer, mais bien ce qui ne peut mourir et qui a traversé l'épaisseur des temps. Quelque chose qui relève du rêve, désir et vouloir d'immortalité. Quelque chose qui dépasse nos pauvres vies. Et qui transcende notre basse époque. Infiniment» (p.442-443). La cité est gardienne d'une part de l'âme humaine et elle ne saurait bien la garder sans un véritable ancrage anthropologique. Mais elle ne saurait, heureusement, se l'approprier complètement et il appartient aux hommes qui croient à la suite du monde de la cultiver, d'en faire le cœur de leur vie, pour transmettre ce que l'homme ne peut renier sans se renier lui-même, pour honorer ce qu'on ne saurait oublier sans s'avilir intimement.

    Mathieu Bock-Côté (Figaro Vox, 18 octobre 2016)

    Lien permanent Catégories : Livres, Points de vue 0 commentaire Pin it!
  • La Russie et nous...

    Le nouveau numéro de la revue Conflits (n°11, octobre-novembre-décembre 2016), dirigée par Pascal Gauchon, vient de sortir en kiosque. Le dossier central est consacré aux relations entre la Russie et l'Europe.

    Conflits 11.jpg

     

    Au sommaire de ce numéro :

    ÉCHOS

    ÉDITORIAL

    Retour au XIXe siècle, par Pascal Gauchon

    ACTUALITÉ

    ENTRETIEN

    Jean-François Colosimo. La Russie et l'ordre du monde

    PORTRAIT

    Justin Trudeau et le "rêve canadien", par Mathieu Bock-Côté

    ENJEUX

    Le Royaume-Uni reprend le large, par Hadrien Desuin

    ENJEUX

    Les jeunes contre le Brexit ?, par Helena Voulkovski

    ENJEUX

    Timor oriental. La Cendrillon de l'Asie du sud-est, par Tigrane Yégavian

    ENJEUX

    Pour suivre les élections américaines, par John Mackenzie

    MÉMOIRES CONFLITS

    Islam et islams malais, par Maxime Arquillière, Florent Clément et François Hiraux

    IDÉES

    De quoi la Realpolitik est-elle le nom ?, par Florian Louis

    GRANDE STRATÉGIE

    L'empire arabe : la grandeur fantasmée, par Pierre Royer

    GRANDE BATAILLE

    Hastings (14 octobre 1066). Quand l'Angleterre s'arrimait au continent, par Pierre Royer

    BOULE DE CRISTAL DE MARC DE CAFÉ

    Intellectuels maoïstes. Comment leur dire merci ?, par Jean-Baptiste Noé

    BIBLIOTHÈQUE GÉOPOLITIQUE

    John J. Mearsheimer : un réaliste offensif, par Gérard Chaliand

    CHRONIQUES

    LIVRES/REVUES/INTERNET /CINÉMA

    GÉOPO-TOURISME

    Saint-Pétersbourg, ex-capitale, par Thierry Buron

     

    DOSSIER : La Russie et nous

    Le Russie et nous, par Pascal Gauchon

    Bruxelles et Moscou, deux grammaires de puissances, par Florent Parmentier

    Europe : 28 représentations de la Russie, par Pascal Marchand

    Europe/Russie. Les sujets qui fâchent, par Tigrane Yégavian

    Du panslavisme à la diplomatie énergétique, par Alexandre Moustafa

    L'Europe aux portes de Saint-Pétersbourg, par Eric Mousson-Lestang

    Bouclier anti-missile : le grand jeu nucléaire relancé, par Hadrien Desuin

    Qui gagne aux sanctions ?, par Pascal Marchand

    Indépendance énergétique : le dilemme européen, par Alexandre Latsa

    Le meilleur allié de la Russie ? Le Saint-Siège !, par Jean-Baptiste Noé

    L'aigle bicéphale : symbole géopolitique de la Russie, par Alexei Soloviev

    Le soft power de la Russie, par Didier Giorgini

    ENTRETIEN

    Thomas Gaumart : Russie, Chine, Etats-Unis. Qui est de trop ?, propos recueillis par Hadrien Desuin

    L'HISTOIRE MOT À MOT

    Churchill à propos de l'URSS, par Pierre Royer

    Lien permanent Catégories : Revues et journaux 0 commentaire Pin it!
  • Burkini : derrière la laïcité, la nation...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Mathieu Bock-Côté, cueilli sur le Figaro Vox et consacré à la polémique autour du burkini. Québécois, l'auteur est sociologue et chroniqueur à Radio-Canada et est déjà l'auteur de plusieurs essais. Il vient de publier Le multiculturalisme comme religion politique aux éditions du Cerf.

     

    Burkini_France.jpg

    Burkini : derrière la laïcité, la nation

    Longtemps, devant la poussée de l'islamisme conquérant et la progression des mœurs qu'on lui associe, la France a cru que la laïcité était sa meilleure, et peut-être même sa seule ligne de défense. C'est en son nom que la France a cherché, sans trop y parvenir nécessairement, à contenir la progression du voile musulman, qui s'est d'abord présentée comme une revendication politique à l'école. Il fallait, disait-on, lutter contre les signes religieux ostentatoires et éviter le débordement des religions dans l'espace public mais on refusait plus souvent globalement de nommer l'islam, qui ne poserait pas de problèmes spécifiques. Tout comme la République avait remis le catholicisme à sa place en d'autres temps, elle se tournerait aujourd'hui vers l'islam. C'était le grand récit de la laïcité sûre d'elle-même.

    Au fil du temps, toutefois, on a constaté que la laïcité était moins efficace que prévu devant une religion qui n'était pas simplement un double du catholicisme - toutes les religions ne sont pas interchangeables, d'ailleurs. Les mauvais esprits notèrent que la laïcité se montra à l'endroit de l'islam bien plus clémente qu'elle ne l'avait jamais été envers le catholicisme. Surtout, on a constaté que la laïcité laissée à elle-même, détachée de ce qu'on pourrait appeler les mœurs françaises, peut-être retournée contre les objectifs qu'on lui avait assignés. Ces dernières années, on a assisté à une redéfinition minimaliste de la laïcité, qui ne devrait plus chercher à contenir publiquement l'expression des religions. Et si un individu entend exprimer ses préférences spirituelles avec des vêtements particuliers, il devrait en être libre, même si la chose peut choquer une majorité vite accusée d'être frileuse et bornée.

    On accusera surtout la laïcité de ne pas être neutre culturellement. La laïcité à la française serait d'abord et avant tout française. On lui reprochera même d'être le masque universaliste d'une culture particulière, qui chercherait, à travers elle, à maintenir et reconduire ses privilèges - c'est d'ailleurs le mauvais procès qu'on fait souvent au monde occidental, en oubliant que l'universalité n'est jamais immédiate et qu'elle a besoin, conséquemment, de médiations. Ceux qui souhaitent une société absolument universaliste, purifiée de son ancrage historique particulier, désirent en fait une société déracinée et désincarnée, délivrée de son expérience historique. Le modèle du patriotisme constitutionnel habermassien n'est pas adapté à l'homme réel. La culture n'est pas extérieure à l'homme, elle est constitutive de son identité.

    Paradoxalement, il y a une part de vérité dans ce procès: la laïcité à la française est effectivement inscrite dans une culture particulière, mais elle n'a pas à rougir de cela. Elle en représente certainement un pan important: c'est à travers la laïcité que la France entend réguler politiquement les religions. On ne saurait toutefois faire de la laïcité la seule expression légitime de l'identité française, qui la transcende et la déborde. Mais les nations occidentales, et la France ici connaît le même sort que les autres, ont tellement de difficulté à penser et assumer leur particularisme historique et leur héritage culturel singulier qu'elles ne savent plus vraiment comment lui assurer une traduction politique. Dès lors qu'on ne définit plus la nation comme une réalité historique mais comme une communauté de valeurs, on tombe dans ce piège qui condamne la nation à l'impuissance parce qu'elle ne parvient plus à expliciter son identité.

    C'est tout cela que fait ressortir la querelle du burkini, qui ne porte pas que sur un morceau de vêtement, mais qui est un des signes visibles d'une forme d'agressivité identitaire à l'endroit des sociétés occidentales. La question du burkini, autrement dit, révèle l'impensé culturel de nos sociétés. C'est ce que disait à sa manière Henri Guaino en soutenant qu'elle posait moins un problème à la laïcité au sens strict qu'un problème de civilisation. En d'autres mots, on ne saurait se contenter d'une défense désincarnée de la civilisation occidentale, mais on devrait et on devra trouver une manière d'assumer politiquement la notion d'identité collective, chaque nation le faisant à sa manière, naturellement. De quelle manière conjuguer la citoyenneté avec les mœurs et inscrire l'identité dans la vie commune?

    La chose n'est pas simple. Un certain libéralisme a complètement remodelé l'imaginaire démocratique en poussant à la privatisation complète des cultures, au point même de dénier leur existence. En parlant sans cesse de leur hybridité ou de la leur diversité, on en vient à croire qu'elles sont insaisissables et dénuées d'ancrages dans le réel. C'est faire fausse route. Si une culture n'est pas une essence, non plus d'une substance à jamais définie, comme si elle était dégagée de l'histoire, elle n'est pas sans épaisseur concrète non plus. Une culture, en fait, se noue dans un rapport à l'histoire et en vient à modeler l'expérience humaine de manière particulière. Elle s'exprime à travers des mœurs, qui lient une société au-delà des simples formes juridiques. Toutefois, car on ne saurait codifier juridiquement les mœurs sans les tuer ou les étouffer, de quelle manière conserver une culture sans pour autant l'enfermer dans un carcan juridique?

    La thèse est proscrite dans la sociologie officielle, mais toutes les cultures ne sont pas faites pour cohabiter dans un même espace politique. Ce qui heurte autant le commun des mortels dans le burkini, c'est qu'il représente un symbole agressif et militant du refus de l'intégration au monde occidental par une frange de l'islam qui ne doute pas de son droit de conquête. Il est devenu emblématique d'un communautarisme qui se définit contre la société d'accueil et qui entend même contester de la manière la plus visible qui soit sa manière de vivre et ses représentations sociales les plus profondes. Si le burkini heurte autant, c'est qu'il symbolise, bien plus qu'un refus de la laïcité. Il représente un refus de la France et de la civilisation dans laquelle elle s'inscrit. C'est le symbole militant d'une dissidence politique hostile qu'un relativisme inquiétant empêche de voir.

    Le burkini inscrit une frontière visuelle au cœur de l'espace public entre la nation et un islam aussi rigoriste que radical qui réclame un monopole sur la définition identitaire des musulmans, qu'il ne faudrait d'ailleurs pas lui concéder. Combattre le burkini s'inscrit ainsi dans une longue bataille qui s'amorce à peine contre un islamisme conquérant qui veut faire plier les sociétés européennes en imposant ses codes, et cela, en instrumentalisant et en détournant plus souvent qu'autrement les droits de l'homme, car il travaille à déconstruire la civilisation qui a imaginé les droits de l'homme. C'est dans une même perspective que la France a décidé d'interdire le voile intégral dans les rues ou les signes religieux ostentatoires à l'école. Il n'y a rien de ridicule à prendre au sérieux la portée politique de tels vêtements.

    En un sens, il faut pousser l'islam à prendre le pli du monde occidental. Une pédagogie compréhensive ne suffira pas: il faut, d'une manière ou d'une autre, rappeler que la civilisation occidentale n'est pas optionnelle en Occident et que la culture française n'est pas optionnelle en France. C'est ainsi qu'à terme pourra émerger un islam de culture française acceptant d'évoluer dans un pays laïc de marque chrétienne. De ce point de vue, l'interdiction du burkini est légitime, même si certains peuvent préférer d'autres solutions. Les pays anglo-saxons qui se gaussent et ridiculisent la France en l'accusant de faire de la politique autour d'un maillot de bain témoignent d'un aveuglement politique effarant. En sermonnant la France, ils célèbrent leur propre vertu de la tolérance, sans se rendre compte qu'ils ont déjà capitulé en banalisant des pratiques ségrégationnistes.

    Et encore une fois, la gauche multiculturaliste se laisse prendre dans un piège qui l'amène à embrasser une pratique communautariste objectivement régressive qu'elle dénoncerait vigoureusement si elle se réclamait de la religion catholique. Mais elle est tellement habitée par le fantasme d'un Occident néocolonial et islamophobe qu'elle embrasse systématiquement tout ce qui le conteste. La sacralisation des minorités et de leurs revendications, quelles qu'elles soient, repose d'abord sur une diabolisation des majorités, toujours accusées d'être frileuses, portées au repli identitaire et animées par une pulsion xénophobe qu'il faudrait étouffer. Le burkini devient alors paradoxalement le nouveau symbole du combat pour les droits de l'homme, désormais associé aux revendications d'un islam qu'on s'imagine persécuté en Occident.

    On me permettra une dernière considération. Pour peu qu'on reconnaisse qu'une civilisation, fondamentalement, noue ses premiers fils anthropologiques dans la définition du rapport entre l'homme et la femme, on peut croire que c'est la grandeur du monde occidental d'avoir mis de l'avant l'idée d'une visibilité de la femme, appelée à prendre pleinement ses droits dans la cité. Le burkini témoigne d'un tout autre rapport au monde: la femme, dans l'espace public, doit être voilée, masquée, dissimulée. Elle est ainsi niée et condamnée à l'effacement culturel. La question du burkini témoigne moins d'une querelle sur la laïcité que d'un conflit des anthropologies et d'une contradiction des codes les plus intimes qui les définissent. Quelle que soit la solution politique ou culturelle retenue, le monde occidental ne doit pas céder aux illusions humanitaires qui l'amèneraient à banaliser un symbole aussi ouvertement hostile à son endroit.

    Mathieu Bock-Côté (Figaro Vox, 18 août 2016)

    Lien permanent Catégories : Points de vue 0 commentaire Pin it!